Le Devoir : À Thetford Mines, on creuse pour enfouir du carbone 1000 mètres sous terre
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Alexis Riopel
10 octobre 2025 - Ça y est : une entreprise creuse un puits au Québec pour essayer d’y enfouir du carbone. Les travaux commencent cette semaine à Thetford Mines, dans Chaudière-Appalaches.
À deux pas de la foreuse, dans une mine d’amiante désaffectée, le géologue Gregory Maidment, l’un des architectes du projet, ne cache pas son enthousiasme. « C’est très, très, très excitant ! Prouver que cette idée fonctionne ici débloquera la minéralisation au Canada et procurera au pays une solution de décarbonation pour le reste de la planète. »
Le projet est celui de Deep Sky, une société fondée à Montréal en 2022, financée à plus de 100 millions de dollars par le public et le privé. L’entreprise veut capter du CO2 dans l’air, puis le stocker indéfiniment dans la croûte terrestre — une ambition énergivore, coûteuse, et encore jamais concrétisée à grande échelle.
La société compte énormément sur son projet à Thetford Mines. Dans ce décor postindustriel, lunaire, l’entreprise veut développer son premier projet commercial majeur, dont les quatre phases permettraient de séquestrer 500 000 tonnes de CO2 par année : l’équivalent de la pollution générée par une aluminerie.
Beaucoup d’argent est à la clé. Deep Sky vend des crédits carbone à des entreprises comme Microsoft et la Banque Royale du Canada. Sur ce marché, les acheteurs paient des centaines de dollars, voire plus de 1000 $, pour faire enfouir une tonne de CO2, la méthode reconnue comme l’étalon-or du domaine de la compensation des émissions de carbone.
Alex Petre, la p.-d.g. de la société Deep Sky, avait fait le voyage depuis Calgary pour assister au début du forage québécois, un jalon important. La séquestration de carbone « unit le pays, plutôt que de le diviser », selon la cheffe d’entreprise. « Des gens des deux côtés de la clôture y voient des bénéfices. »
Pour certains écologistes, la séquestration de carbone n’est qu’une coûteuse distraction pendant que le pétrole coule à flots. Des analystes rétorquent qu’il s’agit d’un outil essentiel pour atteindre la carboneutralité, même après une réduction profonde des émissions.
Bien que les politiques climatiques soient remises en question en Amérique du Nord ces jours-ci, Mme Petre sent beaucoup d’appétit pour la séquestration de carbone en Europe et en Asie. « Il ne faut pas laisser l’arbre américain cacher la forêt… », avertit celle qui presse Mark Carney de signer des ententes avec d’autres pays pour y faire reconnaître les crédits carbone canadiens.
Une géologie hors du commun
Si Deep Sky a choisi Thetford Mines, c’est en raison de sa géologie très particulière (qui en faisait autrefois la « capitale mondiale de l’amiante »), favorable à la réaction chimique verrouillant le CO2 sous terre. « Pour ce qu’on veut faire, c’est le meilleur endroit au monde », revendique M. Maidment, le vice-président aux activités souterraines.
Non loin du forage, un lac turquoise en témoigne. Le plan d’eau est contenu dans une ancienne mine à ciel ouvert, un trou de 400 mètres de profond. C’est le magnésium, abondant dans la roche métamorphique du sous-sol, qui donne sa vive couleur à l’eau.
Au cours du prochain mois, sur le terrain appartenant à la Société Asbestos, des travailleurs creuseront un trou de 8 centimètres jusqu’à une profondeur de 1000 mètres, où le forage devrait traverser une faille géologique, selon les levés magnétiques et gravimétriques réalisés par Deep Sky.
Pour l’instant, l’autorisation obtenue par l’entreprise lui permet seulement de réaliser des « expérimentations ». Elle injectera de l’eau (prélevée dans la fosse minière) pour évaluer la porosité de la roche souterraine. Elle ajoutera ensuite une substance « non toxique » contenant du carbone pour mesurer la réactivité de la roche.
La réaction souhaitée est une « minéralisation », où un mélange d’eau et de CO2 — de l’eau pétillante — réagit avec la roche pour créer un minéral stable tel que le carbonate de magnésium. Les experts indépendants ne doutent pas de la permanence de la minéralisation. La société CarbFix exploite le même procédé en Islande.
Au pied d’une halde, immense amas de résidus miniers, M. Maidment pointe une pile de roches qu’il a concassées l’an dernier. La pluie, qui contient un peu de carbone dissous, a réagi avec la pierre. Une croûte blanche est apparue. « Voici du CO2 minéralisé ! » explique celui qui veut maintenant reproduire la magie à un kilomètre sous terre.
Une nouvelle loi avant d’aller plus loin
L’équipe pense qu’elle aura terminé ses tests dès le mois de novembre. Si le potentiel géologique est confirmé, elle mettra le cap sur la première phase « commerciale » du projet, qui emploierait une dizaine de techniciens spécialisés : la séquestration de 30 000 tonnes de CO2 par année.
Pour cela, l’entreprise devrait creuser un second forage, plus large, qui se connecterait au premier dans les profondeurs de la terre par la faille géologique identifiée. Ainsi, l’eau dopée de carbone circulerait en boucle. Mais surtout, l’entreprise devrait capter du CO2 dans l’atmosphère.
Sur la vaste étendue rocailleuse jouxtée d’entrepôts désertés, Deep Sky installerait des modules de captage. Sur son site de Innisfail, en Alberta, inauguré cet été, elle teste actuellement les technologies d’une dizaine de développeurs, afin de séparer le bon grain de l’ivraie.
Avec ces machines, le principe est toujours le même : des ventilateurs poussent l’air sur un capteur chimique, puis on restitue le carbone capté avec de la chaleur. Le procédé nécessite beaucoup d’énergie — de l’énergie qui, disent les détracteurs, devrait plutôt servir à remplacer les énergies fossiles.
En février dernier, Deep Sky a déposé une demande à Hydro-Québec pour obtenir, en quatre phases, 145 mégawatts (MW) de puissance pour son projet à Thetford Mines, ce qui équivaut à un gros parc éolien. À elle seule, la première phase requiert 15 MW. Aucune décision n’a encore été rendue.
Le lancement de la phase 1 est également conditionnel à la création d’un cadre réglementaire sur la séquestration géologique du carbone au Québec. Celui-ci clarifierait la responsabilité à très long terme du réservoir — une condition exigée par les certificateurs de crédits carbone.
« Il ne faut pas laisser l’arbre américain cacher la forêt… »
ALEX PETRE, P.-D.G. DE DEEP SKY
Deep Sky fait pression sur le cabinet de la ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Christine Fréchette, depuis plus de six mois pour voir un tel régime aboutir. Selon les échos obtenus par l’entreprise, un projet de loi serait essentiellement prêt.
Le cadre réglementaire permettrait aussi à Deep Sky d’accéder à un crédit d’impôt fédéral remboursable pouvant atteindre 60 % sur les investissements. Ottawa exige que les projets aient lieu là où des règles assurent que le carbone est stocké « en permanence ».
Pour aller de l’avant, la phase 1 devrait aussi passer par la procédure d’évaluation des impacts sur l’environnement, qui pourrait concerner le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement.
Sites « sacrifiés »
Dans les bureaux de la MRC des Appalaches, dont fait partie Thetford Mines, le directeur général, Rick Lavergne, indique que le projet de Deep Sky est sûrement « le plus sérieux » parmi les nombreuses propositions pour revitaliser les anciennes mines d’amiante et leurs résidus de la région.
« On a créé de la richesse, mais aussi des cicatrices environnementales. On pense que nos sites peuvent maintenant faire partie de la solution », défend M. Lavergne, qui espère bien voir l’entreprise continuer à creuser sur ces sites « sacrifiés », loin des habitations, dans les prochaines années.




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